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Article paru dans LE
FIGARO, daté du 31 juillet 2018
Cet article
a été publié dans le
cadre de la série d'été
Les rencontres inattendues : Rien
ne les prédisposait à se croiser,
à converser, à s'estimer,
tant leurs univers étaent différents.
Et pourtant...
NATHALIE BAYE ET
PAUL MORAND (2/6)
Par Isabelle Spaak.
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En 1972, l'ancienne
élève d'Antoine Vitez fait ses débuts
au cinéma dans Faustine et le Bel Été
de Nina Companez. L'année suivante, François
Truffaut l'engagera pour La Nuit américaine.
En 1984, la comédienne tourne avec Alain
Delon et le hasard la ramène au début
des années 1970, lorsque, toute jeune actrice,
elle fut engagée comme lectrice par Paul
Morand pour servir d'yeux à sa femme.
Quand il recrute la jeune Nathalie Baye, l'académicien,
le diplomate écrivain, l'auteur de L'homme
pressé debute, à 80 ans, son
Journal inutile, qui sera publié
post mortem.
« Chère Nathalie, j'aimerais
vous faire visiter mon appartement, tout près
d'ici, avenue Kennedy », suggère
Alain Delon à sa partenaire Nathalie Baye
lors du tournage de Notre histoire, film
de Bertrand Blier dont ils partagent l'affiche
en 1984. « D'accord, on y va »,
acquiesce la comédienne, 35 ans à
l'époque. « J'aime beaucoup
Alain, nous nous entendions très bien,
nous raconte Nathalie Baye. Ce jour-là,
nous tournions près de la Maison de la
Radio. À l'heure de la cantine, nous sommes
allés chez lui. » Delon
lui montre une à une chaque pièce,
s'arrête devant une porte à double
battant. « Maintenant, je vous
emmène dans mon trésor.»
Nathalie Baye se rappelle comme si c'était
hier d'« une salle immense avec beaucoup,
beaucoup d'objets extraordinaires ».
Au milieu, « une table exceptionnelle.»
Elle tombe en arrêt, tourne autour du meuble,
fouille sa mémoire. « Je
la connais, cette table, je la connais !»,
s'exclame l'actrice. Soudain, un nom lui revient : « Paul
Morand !» Oui, c'est exact. Avant
de trôner au cœur des 780 mètres
carrés du triplex de Delon, l'immense « table
de palais » au lourd plateau soutenu
par trois pieds colonnes réunis par une
traverse trônait dans le hall du domicile
d'Hélène et de Paul Morand, avenue
Charles-Floquet près du Champ-de-Mars.
« Un salon cathédrale, 8
mètres de haut, 20 de long, 8 de large »,
récite la romancière Pauline Dreyfus
qui connaît les dimensions de ce rez-de-chaussée
par cœur pour en avoir fait le cadre d'Immortel,
enfin, consacré à l'auteur
d'Hécate et ses chiens.
Auréolé du prix des Deux Magots
2013, Immortel, enfin met en scène
le couple Morand en 1968. L'année où
l'écrivain diplomate, « tiré
de l'oubli » selon ses propres
mots par la jeune garde des Hussards gràce
à Roger Nimier qui l'a exhumé du
silence où il était tombé
après la Libération, révoqué
des Affaires étrangères par le général
de Gaulle suite à son attitude durant l'0ccupatlon
et son poste d'ambassadeur de Vichy à Berne,
se présente pour la cinquième fois
a l'Académie française.
Un épisode crucial dans la carrière
de l'écrivain pour lequel la romancière
s'est néanmoins autorisée quelques
fantaisies avec la réalité. Notamment,
la presence de Nathalie Baye chez les Morand cette
année-la.
Jeune débutante, l'actrice a effectivement
été engagée comme lectrice
durant deux ans par l'académicien au rythme
de deux fois par semaine pour servir d'yeux à
Hélène, sa femme, devenue presque
aveugle. Mais ces séances eurent lieu quelques
années plus tard, « en 1972
et 1973 exactement », certifie
PaulineDreyfus, invoquant sa liberté d'écrivain
pour ce raccourci du temps. Nathalie Baye ne lui
en a pas voulu. « Au contraire,
s'amuse Pauline Dreyfus. En 2011, j'étais
la première à l'interroger sur cet
épisode. Elle m'a très gentiment
répondu, téléphoné
à la sortie du livre, dit l'avoir aimé
et envoyé a Alain (Delon). Aucun biographe
de Morand ne s'étaít intéressé
à elle auparavant. Morand lui-méme,
dans son Journal inutile, ne la mentionne
pas. Preuve que la jeune fille était considérée
comme "menu fretin". »
Pour la romancière, l'extraordinaire de
la rencontre entre la comédienne et le
grand écrivain repose - comme souvent
dans ce genre de jonction inattendue - sur la
suite. Nathalie Baye aurait pu rester une comédienne
anonyme. Elle est devenue célèbre,
auréolée de quatre César
dont deux de la meilleure actrice pour La
Balance (en 1983) et Le Petit Lieutenant
(en 2006), et fut la compagne de Johnny Hallyday,
la mère de Laura, fille aînée
du chanteur. « C'est ça,
l'extraordínaire, répète
Pauline Dreyfus. Ce catapultage entre Proust
et Johnny.»
Car Paul Morand et sa femme sont des personnages
d'un autre siècle quand Nathalie Baye est
embauchée par le couple, qui la rémunère
« moins qu'une femme de ménage ».
« Ce n'est pas très gentil
de dire ça, rigole rétrospectivement
Nathalie Baye, mais c'est la vérité.»
Nous sommes en 1972. Nathalie Baye est en deuxième
année du conservatoire d'art dramatique
à Paris. L'académicien s'adresse
à l'école pour qu'on lui recommande
une étudiante. Ça tombe sur elle.
« Pourquoi moi ? Aucune idée.
Peut-être parce que le directeur savait
que j'etais très fauchée.»
lntimidée et « un peu farouche »,
elle se présente donc un jour avenue Charles-Floquet.
Paul Morand ouvre lui-même la porte. « Il
était charmant, assez frétillant
même. On voyait qu'il aimait beaucoup les
jeunes filles. Sa femme, qui devait bien connaitre
son mari, m'a accueillie assez fraîchement
au début. Ma présence devait l'agacer.
Ensuite, elle s'est adoucie, elle est devenue
très gentille. J'étaís très
jeune, très ignorante.» lmpressionnée ?
Pas particulièrement. « Je
venais du monde de la danse, rentrais des États-Unis,
découvrais le théâtre, passion
naissante qui prenait toute la place. Il y avait
peu de gens qui m'impressionnaient en dehors de
ceux qui étaient sur une scene. Et puis
je n'avais pas vraiment conscience de qui était
Paul Morand. J'avais dû lire Ouvert
la nuit. Mais j'étais à un âge,
vous savez...»
Chez les Morand, néanmoins, il y a
« une ambiance », se souvient
la future débutante dans La Nuit américaine
de Truffaut. « On arrivait dans ce
hall immense. Hélène Morand était
un tout petit personnage, installé dans
une alcôve sur une sorte de chaise longue,
pas vraiment un lit, plutôt un fauteuil.
Elle avait dû être très belle.»
Si belle, si particulière, Hélène
Morand, qu'elle fit tourner la tête de Marcel
Proust, tombé immédiatement sous
son charme lorsqu'il la rencontre au Ritz où
elle s'était réfugiée durant
la Grande Guerre, son immense appartement de l'avenue
Charles-Floquet trop difficile à chauffer.
« Deux ou trois fois par semaine,
il dînait en bas au restaurant. Puis, il
montait chez moi, il ne mangeait ni ne buvait,
il me racontait toutes les histoires de la journée,
il adorait les potins.»
Née Hélène Chrissoveloni
en Roumanie, en 1879, devenue princesse Soutzo
par son mariage avec le prince Dimitri Soutzo-Doudesco,
dont elle est séparée quand elle
fait la connaissance de Paul Morand, neuf ans
de moins qu'elle, à Londres en 1915, Hélène
épouse l'écrivain diplomate le 3
janvier 1927. Toute leur vie commune, il lui sera
infidèle. Mais, à l'époque
où Nathalie Baye lui fait la lecture, Hélène
Morand est une personne diminuée.
Autrefois réputée pour « son
tempérament très fort, culturellement
antisémite, très à droite,
qui fait souvent dire aux défenseurs de
Morand qu'elle fut son mauvais génie pour
le disculper de ses propres erreurs de jugement »,
explique Pauline Dreyfus, elle est plongée
dans ses souvenirs d'enfance. Paul Morand l'entoure
de tous ses soins. « Il était
très délicat avec elle, raconte
Nathalie Baye. Il faisait la sélection
des choses que je devais lui lire, passages de
livres, articles de presse, des choses assez différentes
les unes des autres. Parfois, il assistait aux
lectures et ils díscutaient ensuite des
textes entre eux. Je ne percevais pas la teneur
de leurs conversations, mais ÿécoutais
sans m'ennuyer.»
Morand parlait assez fort quand il s'adressait
à sa femme, « pourtant elle
n'e'tait pas sourde », précise
la comédienne qui aimait les moments où,
restée seule de temps à autre avec
Hélène, celle-ci lui disait :
« Oh non, aujourd'hui, je n'ai
pas envie de lecture. Si nous bavardions ?
Elle avait envie de savoir qui j'étais,
ce que je faisais de ma vie.»
Morand, lui, est toujours « très
charmant, très bienveillant »
avec l'actrice débutante. Un jour, il lui
demande son avis. « Il est question
de l'adaptation de L'Homme pressé
avec Alain Delon. Qu'en pensez-vous ?»
Nathalie Baye est décontenancèe.
« Bah, euh, oui, oui...»
Que pouvait-elle répondre ? N'y connaissant
encore pas grand-chose ni personne dans le milieu
du cinéma.
Et comment aurait-elle pu deviner que, moins de
dix ans plus tard, invitée chez Delon,
elle découvrirait cette table de 4,50 mètres
de long acquise par l'acteur lors de la dispersion
du mobilier des Morand aux enchères en
novembre 1977 ? Une table qui rappellerait
à Nathalie Baye cette « anecdote »
de sa jeunesse. La comédienne insiste vraiment
sur le mot « anecdote ».
La vie lui en apportera tant d'autres ensuite.
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