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Article paru dans MARIE
FRANCE n°265, janvier-février
2018
Nathalie
Baye : « Il ne faut
jamais oublier la fragilité des choses
»
Quarante-cinq
ans de métier et une passion intacte !
Dans Les gardiennes, le film magnifique
de Xavier Beauvois, Nathalie Baye franchit
un nouveau cap dans sa riche carrière.
Rencontre avec une actrice indémodable.
Propos
recueillis par Olivier de Bruyn.
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Nous sommes en 1915,
alors que la Grande Guerre avale les hommes sur
les champs de batailles… Dans une ferme
isolée, quelque part en province, Hortense
attend le retour de ses fils du front et gère
avec sa fille son exploitation agricole. Elle
engage bientôt une jeune femme de l’assistance
publique pour l’assister dans les travaux
du quotidien. Trois femmes face à l’adversité
pendant une époque déraisonnable.
Dans Les Gardiennes, un des plus beaux
films français de l’année,
Xavier Beauvois met en scène une fiction
historique et féministe qui dynamite les
clichés et l’académisme. L’occasion,
pour le cinéaste, de retrouver sa comédienne
favorite : Nathalie Baye, qu’il
avait déjà dirigée à
deux reprises par le passé dans Selon
Mathieu et Le petit lieutenant,
un film qui valut à la comédienne
d’être honorée par un César
en 2006, le second de sa carrière après
celui obtenu pour La balance, de Bob
Swaim en 1983. Les gardiennes offre ainsi
un nouveau grand rôle pour Nathalie Baye,
69 ans, qui n’en finit pas de se renouveler.
Après avoir tourné avec les plus
grands metteurs en scène (Truffaut, Pialat,
Godard, Chabrol), l’actrice, toujours en
quête de projets inédits, plébiscite
des réalisateurs, qui, comme elle, aiment
prendre des risques. On retrouve Nathalie Baye,
par un matin ensoleillé, dans un bar d’hôtel
discret du Quartier latin, à Paris pour
une conversation sans langue de bois avec une
comédienne d’exception.
Marie France : Dans
Les Gardiennes, vous incarnez Hortense
qui, pendant la guerre 14-18, s'occupe de sa ferme
avec sa fille et une autre jeune femmme. Qu'est-ce
qui vous attirait dans ce projet décliné
au féminin ?
Nathalie Baye : Xavier
Beauvois m’a d’abord envoyé
le livre d’Ernest Pérochon, dont
le film s’inspire. Cette histoire de femmes
m’a immédiatement passionnée,
ainsi que le scénario que Xavier en a tiré.
Pour moi, la personnalité du réalisateur
est importante dans le fait de m’engager
ou non sur un projet, mais la qualité du
script reste l’élément essentiel.
Si Beauvois, un cinéaste que j’apprécie
particulièrement, m’avait proposé
un scénario sans intérêt,
je me serais abstenue, malgré mon amitié
pour l’homme et mon admiration pour l’artiste.
Marie France : C'est
la troisième fois que vous tournez avec
lui. Pourquoi cette fidélité ?
Nathalie Baye : Xavier
me touche beaucoup : c’est un
écorché vif et un homme d’une
honnêteté rare. Il a beaucoup d’humour
aussi. Professionnellement, j’apprécie
le fait qu’il soit également acteur.
Les acteurs-réalisateurs savent naturellement
créer un langage commun avec les comédiens.
Et puis, Xavier aime les choses et les gens vrais.
C’est pourquoi il n’a pas hésité
à engager un acteur non professionnel,
un vrai paysan, pour incarner mon frère
dans Les Gardiennes. Idem, pour le choix
de ma fille, Laura Smet, pour interpréter
la fille d’Hortense dans le film. Il ne
s’agissait pas pour lui de réaliser
un coup marketing, mais d’aller au plus
évident. Ma fille, dans la vraie vie, n’est
en effet pas la plus mal placée pour incarner
ma fille dans une fiction (rires).
Marie France : Ce
n'est pas déroutant de dialoguer avec sa
fille sur le grand écran ?
Nathalie Baye : Nous
avions déjà joué ensemble
dans la série Dix pour cent. Une
partition plutôt légère. Dans
Les Gardiennes, le registre est bien
sûr radicalement différent. J’étais
simplement heureuse de jouer avec elle car j’ai
beaucoup d’admiration pour son jeu. Laura,
elle, avait un peu le trac…
Marie France : Pas
vous ?
Nathalie Baye : Moi,
j’ai toujours le trac ! J’éprouve
systématiquement une certaine appréhension
avant d’entamer un tournage. Et, pour tout
vous dire, si je n’avais pas un peu peur,
je m’inquiéterais. Cette pression
est le signe que j’aime toujours passionnément
mon métier et que je continue de m’y
m’investir pleinement. Le doute prouve que
l’on est toujours en éveil. Il ne
faut jamais être trop sûre de soi.
Ne plus se remettre en question, à mon
sens, c’est terrible.
Marie France : Quand
votre fille, à l'adolescence, vous a annoncé
son désir de devenir comédienne,
comment avez-vous réagi ?
Nathalie Baye : Mon
premier sentiment a été une sorte
de panique. J’étais inquiète,
non pas parce que je n’avais pas confiance
en elle, mais parce que je connais ce métier
et sa violence. Surtout pour celles et ceux qui
ont des parents connus et que l’on attend
toujours au tournant… Dans ma carrière,
j’ai vu énormément de gens
qui n’ont jamais réussi, alors que
certains d’entre eux avaient beaucoup de
talent. Quand j’étais au Conservatoire,
la fille de ma promotion qui est sortie avec le
premier prix n’a jamais rien tourné.
Quand Laura a entamé ses cours d’art
dramatique, j’ai été rassurée
en voyant qu’elle était porteuse
d’un vrai désir et qu’elle
avait des atouts pour s’épanouir
dans ce métier. Et je n’ai jamais
cherché à la dissuader de quoi que
ce soit.
Marie France : Les
Gardiennes évoque la guerre 14-18
et la place des femmes. Un sujet rarement évoqué
au cinéma.
Nathalie Baye : En
effet et c’est bien dommage. Avant d’accepter
le projet de Xavier Beauvois, j’avais participé
à un documentaire qui traitait justement
du rôle des femmes dans les deux guerres
mondiales et j’y ai appris beaucoup de choses
sur leur place, leur courage et leurs actions.
Les Gardiennes donne à voir cette
réalité. Et montre comment, quand
les hommes sont de retour du front, s’ils
ont la chance d’en revenir, les femmes retournent
si souvent dans l’ombre.
Marie France : Le
film joue beaucoup sur les silences et la suggestion.
Vous aimez quand les cinéastes pratiquent
ainsi ?
Nathalie Baye : Oui.
Dans ses films, Xavier ne passe jamais par la
psychologie et les explications. Il sait transmettre
les émotions sans recourir à des
subterfuges et à des bidouillages. Ce n’est
pas si fréquent. On voit quand même
un paquet de films où l’émotion,
c’est zéro pointé ! Le
talent de Xavier, entre autres, consiste à
ne jamais tourner de belles images uniquement
pour provoquer de jolis effets esthétisants.
Derrière, il y a toujours de la chair,
de l’humain, de la vérité…
Lui et moi, on s’entend très bien.
Il n’a pas besoin de me dire grand-chose
sur le plateau de tournage. Et je n’ai pas
besoin de lui demander grand-chose non plus. Travailler
avec quelqu’un qui a beaucoup de talent,
ce n’est pas compliqué. Dans le cas
contraire, croyez-moi, tout devient plus corsé
(rires).
Marie France : Hortense,
votre héroïne, est une femme d'un
grand courage, mais elle ne recule devant rien
pour protéger sa famille, quitte à
sacrifier les autres.
Nathalie Baye : Hortense
peut être d’une dureté impitoyable
pour défendre son clan, son domaine et
l’honneur de sa fille. Elle commet des choses
terribles dans une époque tout aussi terrible.
Le film s’intéresse à l’ambiguïté
et la violence qui agitent ces époques
troubles.
Marie France : Dans
Les Gardiennes, la famille rassemble
autant qu'elle divise.
Nathalie Baye : Et
le constat vaut pour toutes les époques !
La famille, c’est à la fois merveilleux
et lourd, c’est à la fois le paradis
et l’enfer. J’aime jouer dans des
films qui examinent ce sujet. Cela me passionne
d’incarner des mères qui ne sont
pas des figures rassurantes. Ces dernières
années, j’en ai interprété
plusieurs : dans Mon fils à moi,
de Martial Fougeron, où mon personnage
frôlait la perversité, dans Préjudice,
d’Antoine Cuypers, sur une famille dysfonctionnelle…
Marie France : Vous
fuyez les partitions conventionnelles.
Nathalie Baye : Disons
que je ne suis pas du tout frileuse dans mes choix.
Et que j’ai toujours cherché à
ne pas être prisonnière d’un
seul registre. J’ai eu la chance que l’on
m’ait proposé beaucoup de rôles
divers dans ma carrière, même si,
à une période, on m’envisageait
trop souvent à mon goût dans des
rôles de femme normale, douce et apaisante.
Je n’aime pas les partitions prévisibles
et cela me plaît d’incarner aussi
des névrosées. Attention, pas que
des névrosées, mais aussi des névrosées
(rires). Actuellement par exemple, j’achève
le tournage d’une série pour Canal
+, Nox, où j’interprète
une héroïne imbuvable. Et j’aime
beaucoup ça.
Marie France : Les
Gardiennes est un film profondément
féministe. Cette cause, il vous semble
toujours auusi important de la défendre
aujourd'hui ?
Nathalie Baye : Oui.
Et il sera toujours aussi important de la défendre
demain ! Les Gardiennes a beau se
dérouler pendant la guerre 14-18, son propos
est finalement intemporel. Il ne faut jamais oublier
la fragilité des choses. Les femmes, en
France, n’ont obtenu le droit de vote qu’au
lendemain de la seconde guerre mondiale. Quant
au droit à l’avortement il est encore
régulièrement remis en cause. Rien
n’est jamais acquis.
Marie France : Le
milieu du cinéma n'est pas à l'abri
du machisme, voire pire. L'actualité récente,
avec l'affaire Weinstein, l'a malheureusement
prouvé.
Nathalie Baye : Cette
affaire m’a fait réfléchir
à ce que j’ai pu vivre depuis mes
débuts dans le cinéma. Je n’ai
jamais eu à subir des faits graves comme
ceux qui ont été dénoncés.
Par contre, une fois, alors que j’étais
une jeune comédienne, j’ai connu
une situation avec un réalisateur renommé
où je sentais qu’il y avait quelque
chose de lourd et de malsain dans l’atmosphère.
Des événements de cet ordre se passent
malheureusement dans tous les milieux professionnels.
Et ce qui est terrible, c’est que les femmes,
souvent par peur de perdre leur boulot, n’osent
souvent pas dire et dénoncer. Il faut que
la législation s’en mêle et
que les femmes, enfin, n’aient plus peur
de parler.
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