Article paru dans LES ECHOS WEEK-END, supplément au n° 19.767, le 6 octobre 2006


RENCONTRE
Nathalie Baye, l'antistar en scène.
Confidences d'une actrice rare qui fait un retour fracassant au théâtre.

Toujours une mèche blonde qui tombe devant l'œil gauche. À la scène comme à la ville. D'un geste régulier, Nathalie Baye la replace dans la masse des cheveux. La mèche retombe toujours. Est-ce pour se cacher ? Non, c'est quelque chose à elle, une façon d'aiguiser son regard dans la difficulté, d'observer avec une timidité amusée. Cette façon d'être un peu en décalage, l'actrice qui collectionne les César l'affirme en faisant un retour insolite au théâtre, en solitaire (ou presque, il n'y a qu'un partenaire immobile, muet et en retrait), avec des textes non prévus pour la scène, Zouc pour Zouc. Elle a créé en septembre le spectacle au théâtre de Vidy, à Lausanne, avant de le reprendre au Théâtre du Rond-Point, à Paris. C'est dans la ville suisse que nous l'avons rencontrée, lors de l'une de ses journées où elle ne connaissait plus la pression des tournages multiples (« C'est vrai que l'intérêt que présentent certains scénarios peut vous rendre boulimique », confesse-t-elle) et où elle promenait sa chienne labrador June en descendant la longue pente qui séparait son domicile du théâtre Vidy, posé au bord du Léman. Lausanne ! Elle connaît bien cette ville tout en reliefs et en silences ; elle y avait tourné Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard.

Tous les risques
« Elle est travailleuse comme une fourmi, modeste, humble, elle a pris tous les risques », dit René Gonzalez, directeur du théâtre. En effet, Zouc, dont Nathalie Baye interprète un certain nombre de confessions, est une icône suisse, une gloire helvétique, une figure populaire et culturelle. Les Français ne l'ont pas tout à fait oubliée car, comédienne, auteur de spectacles qu'elle jouait en solo, Zouc eut un grand succès à Paris dans les années 1970. Petite, massive, mobile, elle figurait les personnages de son village jurassien, avec une intensité incroyable, un art qui semblait frôler la pathologie (Zouc avait été soignée dans un hôpital psychiatrique, parce qu'elle exprimait trop crûment ses vérités) et qui mettait à nu l'humanité avec une clairvoyance foudroyante. Les plus simples et les plus grands avaient admiré cette comédienne au corps et à la diction en caoutchouc, toujours bondissants et rebondissants en des zones imprévues : Duras, qui l'avait interviewée pour Le Monde ; Hervé Guibert, qui avait fidèlement noté les confidences de la jeune femme pour en faire un livre paru en 1974. Les Alboums de Zouc ne sont plus à l'affiche parce que Zouc est malade. Pour de graves problèmes respiratoires, elle est soignée à La Chaux-de-Fonds et navigue discrètement entre la Suisse et Paris.
Pourquoi, après dix ans d'absence des scènes de théâtre, Nathalie Baye a-t-elle choisi de jouer intégralement le livre de propos de Zouc rédigé par Hervé Guibert ? Pourquoi la belle et douce actrice blonde a-t-elle emprunté les mots de cette femme brune, ronde, clownesque ? Parce que le metteur en scène Gilles Cohen, qu'elle avait connu par l'intermédiaire de la réalisatrice Noémie Lvovsky et avec qui elle avait envie de travailler, lui a fait lire l'ouvrage de Zouc-Guibert. Ce Gilles Cohen a un don très grand pour trouver dans la bibliothèque les livres qui dorment et pourraient trouver une nouvelle vie sur scène. Il avait proposé à Emmanuelle Devos un récit oublié de Geneviève Serreau, Vingt-quatre mètres cubes de silence, et cela avait donné un spectacle bouleversant. Ce Zouc par Zouc et par Baye marquera autant les esprits. Les spectateurs suisses l'ont adoré, sans doute parce qu'ils découvraient une autre veine de Zouc (pas l'auteur des sketches, mais une femme livrant un peu de son autobiographie dans le désordre du coq-à-'âne).

Un bijou théâtral
En petite robe noire, Nathalie Baye entre sur une scène où s'alignent quatre chaises, une minuscule table et un écran blanc. Le partenaire, Philippe Hérisson, demeure assis à l'arrière-scène, on ne sait qui il est : Hervé Guibert, un passant, un ami ? Nathalie Baye confie que c'est, pour elle, « un écouteur ». L'actrice s'assoit. Elle passe d'une chaise à une autre ; elle ne se tiendra debout qu'une seule fois. Elle conte à la première personne l'enfance de Zouc, son entourage, le pensionnat, divers incidents de la vie, le monde paysan, son internement dans un asile psychiatrique à l'âge de seize ans, sa volonté de faire du théâtre, sa vie partagée avec un peintre qui lui donne confiance. Pas d'accent, rien de cette tonalité jurassienne qui était inséparable de Zouc, pas de sourire, pas de pathos. Sobre, avec une sensibilité maintenue sous l'écorce des mots, d'une voix formidablement nette, Nathalie Baye va à l'essentiel, à l'universel. Zouc est notre semblable, notre sœur. Un morceau de la vérité d'une vie qui n'est pas la nôtre mais fait partie de nous. Le spectacle, si peu joué et si fortement joué, est un bijou. Il s'achève au bout d'une heure et quart. Noir, puis lumière. Nathalie Baye redevient elle-même, sourit en saluant avec Philippe Hérisson.
Qu'aime-t-elle dans les mots de Zouc, qu'elle a préférés à des œuvres de théâtre d'une séduction plus immédiate ? Elle avoue que son point de vue a changé, qu'elle y voyait surtout les confessions d'une actrice. En répétant et en jouant Zouc par Zouc, elle a senti bien d'autres affinités : « Au départ, je m'intéressais aux aveux de la comédienne : comment une femme de théâtre s'inspire de la vie des autres pour jouer ? Ensuite, j'ai reconnu plus de points communs et de points d'ancrage. Sans avoir cette enfance malheureuse, j'ai eu une enfance confrontée à la difficulté, malgré des parents peintres qui étaient merveilleux. J'étais dyslexique, pas dans le monde. J'ai quitté l'école à quatorze ans. J'ai été en situation d'échec, de marginalité. J'aime aussi ce mélange de méfiance et de curiosité des autres, cette façon d'être dans un ghetto et de le refuser. »
Nathalie Baye a abordé cette aventure méticuleusement. De même que, lorsqu'elle avait joué Adriana Monti, de Natalia Ginzburg, sous la direction de Maurice Bénichou, elle avait lu tous les livres de la romancière et était allée la rencontrer à Rome, elle a pris connaissance de tout ce que Zouc avait écrit et a voulu être en contact avec elle. René Gonzalez a organisé un rendez-vous. Zouc était un peu inquiète : quelqu'un allait s'emparer de ces mots qui, par-dessus le marché, n'avaient pas été faits pour être dits en public ! On peut penser qu'aujourd'hui c'est la grande joie de Zouc que de se savoir « traduite » par Nathalie Baye. « La rencontre s'est bien passée, raconte l'actrice. Zouc voulait m'observer, me renifler ! Cela remue tellement de choses en elle ! Elle est extraordinaire, d'une acuité formidable. On a parlé de tout et de rien. Ses propos et son image m'ont beaucoup accompagnée. Après, Gilles Cohen a su me dire ce que seul un acteur peut dire à un autre acteur. C'est parfois drôle, mais violent. Il faut propulser le texte. Plus on le projette, plus on l'entend. L'une des choses les plus difficiles, ce furent les changements de temps : passer du présent au passé, de l'imparfait au présent ! Chaque jour, je vais au plus profond. Chaque soir, je donne au public l'état de ma lecture. Et je ne suis pas seule. Le public est avec moi, à travers ses rires et ses silences. »

Tout le cinéma
Ce retour à la scène s'inscrit dans un parcours théâtral important et pourtant plein de trous : Nathalie Baye n'a interprété professionnellement que 7 pièces alors qu'elle a tourné 57 films ! « Mais le théâtre, c'est mes fondations ! », rétorque-t-elle si on lui en fait la remarque. Elle se souvient qu'elle voulait d'abord être danseuse, que quelques années très dures dans une formation de danse russe, au sein d'un climat de sévérité et de brimades, l'avaient fait changer de cap. Elle s'était inscrite au cours Simon. René Simon, vieillissant mais passionné, l'avait tout de suite appréciée. « Elle sera mon dernier succès », disait d'elle le pédagogue qui a formé tant de grands interprètes. « Mais j'ai rencontré tôt des réalisateurs qui m'ont rendue amoureuse du cinéma, analyse-t-elle, et j'ai reçu plus de projets intéressants venant du cinéma que du théâtre. » Comment résister à Truffaut qui propose à la débutante de jouer dans La Nuit américaine ? Comment ne pas aimer être dans le viseur des caméras de Godard, Pialat, Sautet, Cavalier, Leterrier ? Du coup, elle fit du théâtre tous les trois, cinq ou dix ans, en compagnie de Gabriel Garran ( Liola de Pirandello), Lucian Pintilie (Les Trois Sœurs de Tchekhov), Christian Rist (Les Fausses Confidences de Marivaux), Jean-Louis Benoit (La Parisienne d'Henry Becque) et de Maurice Benichou. Trop peu pour notre goût et pour le sien ! Trop peu pour une actrice qui resta fidèle au vieux Simon et allait le voir tandis qu'elle avait été admise au Conservatoire ; elle le préférait à ses autres professeurs : « René Simon vous faisait aimer les beaux textes d'une manière géniale parce que drôle. Quand on a dix-neuf ans, c'est important. »
Quant à sa vie d'actrice de cinéma, elle n'approuve pas qu'on la trace rapidement en quelques grandes lignes : le début avec les grands cinéastes de la nouvelle vague et de l'après-nouvelle vague, la participation à un cinéma de grande qualité mais plus grand public qui fait d'elle l'une des femmes les plus aimées des Français, un renouvellement auprès de réalisateurs jeunes et indépendants. C'est cela, sa carrière, et c'est aussi le contraire ! « Oui, on m'a découverte avec Truffaut, Pialat, Godard, dit-elle. Mais j'ai toujours alterné les genres, par goût personnel, c'est-à-dire les films d'auteur et les films grand public. Parce que j'aime toutes les formes de cinéma, parce que, pour moi, il n'y a pas de mauvais et de bon cinéma selon le genre. Je n'ai pas voulu d'un ghetto dans le style et l'emploi. Regardez : Le Petit Lieutenant de Xavier Beauvois, c'est à la fois un film d'auteur et un film populaire. On va bientôt me voir dans La Californie de Jacques Fieschi ; ce sera un film d'auteur puisque Fieschi est sans doute le meilleur scénariste français ! »
Elle choisit ses films d'après l'intérêt global du scénario, pas à travers le rôle qu'on lui désigne : « Un beau rôle dans un mauvais scénario, cela ne m'intéresse pas. C'est le film lui-même dans son entier qui dicte ma décision. » Elle reste indépendante face aux modes et aux mœurs. On lui conseillait de ne pas jouer Une liaison pornographique pour le le cinéaste belge Frédéric Fonteyne, elle l'a fait. Le film n'a pas très bien marché en France mais a eu du succès dans d'autres pays. Elle-même a reçu la coupe Volpi de la meilleure interprétation féminine au Festival de Venise 1999. Elle travaille en collaboration avec son agent, qui fut longtemps Dominique Besnehard et qui est, depuis le départ à la retraite de ce fameux roi du casting, Elisabeth Tanner. « Je peux aller contre mon agent, ajoute-t-elle. Je lis très vite et je prends des décisions très rapidement. J'accepte beaucoup de premiers films et je peux incarner des personnages antipathiques. » Parallèlement au spectacle de théâtre qui arrive au Rond-Point, son actualité sera très cinématographique avec trois films qui sortent dans les semaines qui viennent : Mon fils à moi de Martial Fougeron, Michou d'Auber de Thomas Gilou et cette Californie de Jacques Fieschi où elle joue une femme fortunée plumée par ses parasites...
Infiniment courtoise avec les journalistes, elle aime peu les interviews parce qu'elle « préfère poser les questions » et parler avec le public. D'ailleurs s'aime-t-elle ? Elle adore citer cette phrase de Zouc qui fait partie de son spectacle : « Je déteste ma tête dans le miroir et j'adore ma tête vue par le peintre. » Elle la récite avec gourmandise, tandis que sa mèche blonde tombe une nouvelle fois devant son œil gauche.