Article paru dans LE NOUVEL OBSERVATEUR n°2140, le 10 novembre 2005


Rencontre avec NATHALIE BAYE

La femme flic

Par Pascal Mérigeau.

Et si se fondre dans un univers qui ne lui semble pas destiné était la qualité majeure d'une grande actrice ? S'y fondre au point que le spectateur en vient à oublier que c'est elle, là, sur l'écran, en flic hier encore alcoolique, dévastée par un drame personnel, qui se prend d'affection pour un petit lieutenant qui a l'âge qu'aurait son fils s'il avait vécu. Elle au milieu de vrais flics et de vrais déclassés, seule femme dans un monde de mecs, en première ligne, et pourtant la partie infime d'un tout. Xavier Beauvois a passé des mois dans la police avant d'écrire son scénario, pour acquérir une connaissance presque subliminale d'une réalité qu'il s'est agi ensuite de recréer sans la dénaturer, sans en atténuer l'absurdité brutale, sans en forcer les traits. Avec Le Petit Lieutenant, le cinéaste confirme avec une force et un éclat nouveaux ce que l'on sait depuis Nord, depuis N'oublie pas que tu vas mourir : qu'il possède une personnalité unique et un talent d'une pureté rare. Un talent qui permet aux autres de briller, Jalil Lespert, Roschdy Zem, Antoine Chappey et, bien sûr, Nathalie baye, éblouissante de maturité et de liberté.

Le Nouvel Observateur : Comment en êtes-vous arrivée à interpréter dans Le Petit Lieutenant, un rôle qui à l'origine était destiné à un homme ?
Nathalie Baye : Ça, c'est tout Xavier. Il m'a fait lire le scénario et, par amitié pour lui, j'ai eu envie de jouer le rôle du procureur. Et un jour, il en a eu assez d'attendre la réponse de l'acteur prévu pour le rôle de Vaudieu, il m'a téléphoné pour dire "j'en ai marre, c'est toi qui vas faire Vaudieu". Du coup, le procureur est devenu un homme, qu'a interprété Jacques Perrin. Le plus incroyable, c'est qu'il n'a rien changé au rôle de Vaudieu. C'est un flic, voilà tout, je devais jouer une fonction autant qu'un personnage. Dans le film comme dans la vie, il y a des hommes et il y a des femmes, et certains sont flics. Je n'avais donc aucune raison de redouter le côté femme flic, souvent exploité à la télévision. Xavier m'a fait faire quelques filatures, pour que je voie un peu comment ça se passe, et voilà. Il a juste modifié la toute fin, le dernier plan, en disant qu'il n'aurait jamais pu filmer un homme comme il me filme.

Le Nouvel Observateur : Le film est le deuxième que vous tournez avec lui. Qu'a-t-il que les autres n'ont pas ?
Nathalie Baye : Il est à part, il n'appartient à aucun clan, ne correspond à aucun critère. Xavier est incapable de faire un film pour faire un film, il voit toujours le truc qui cloche, il écoute et si ce n'est pas juste, il sabre. Il va droit au but, et le mélange de paresse et d'intelligence qui le constitue crée des fulgurances incroyables. Il ne trouvait pas l'acteur pour le père de Jalil Lespert dans le film et quand il a appris que le propre père de Jalil était comédien, sans même le voir, il a décidé que ce serait lui : sa paresse lui a soufflé qu'il n'aurait pas à chercher davantage et en même temps il fondait la relation entre les deux personnages. En toute circonstance, il est d'une logique imparable, il va toujours au plus simple, au plus évident. C'est un artiste, pas un intello, et tout ce qu'il fait donne une impression de facilité. En même temps, c'est aussi un gamin, qui a adoré passer tout ce temps de gestation avec ses amis flics. Il observe, il absorbe et ensuite il ne donne ni justification ni explication, et en général il a raison. Il fait partie de ces metteurs en scène qui se contentent de bien choisir leurs acteurs et de les aimer. C'est un peu la même famille de cinéma que Pialat, mais il ne ressemble pas à Maurice. Il ne ressemble pas non plus à Godard, mais on sent que, comme chez Godard, tout bidouillage est impossible avec lui. Il traque les ficelles, les trucs, les béquilles dont usent les acteurs, et il les élimine.

Le Nouvel Observateur : Comment est-ce de jouer avec de vrais flics et de vrais SDF ?
Nathalie Baye : J'avais déjà tourné avec des non-professionnels, avec Pialat notamment [dans la Gueule ouverte, NDLR]. Quand c'est "pour faire genre", ça peut poser des problèmes, mais là, on ne pouvait trouver mieux que des vrais flics ou des gens de la rue. C'était à nous de nous hisser à leur hauteur, de trouver leur vérité. Avec Xavier, il y a tout de suite quelque chose d'enfantin, de jubilatoire, on sent forcément cette excitation. Cela dit, comme il joue aussi un flic dans le film, c'est la première fois que je suis dirigée par un metteur en scène qui porte un flingue à la ceinture !

Le Nouvel Observateur : À l'écran, Nathalie Baye paraît s'effacer derrière Caroline Vaudieu. En avez-vous eu conscience pendant le tournage ?
Nathalie Baye : C'est ce qui m'intéresse : être le personnage, se fondre, disparaître, et ne rien vouloir prouver. J'aime de moins en moins la performance, plus je disparais, plus je suis contente. Je ne fais pas du cinéma pour aimer mon image. Et ce n'est pas une vertu, c'est un plaisir. Un plaisir qui existe entre "moteur" et "coupez". Mais j'ai le même fonctionnement dans ma propre vie : l'attitude des acteurs détermine le comportement des autres. Nous ne pouvons pas nous plaindre d'être dérangés, puisque c'est quelque chose que nous fabriquons. Je sais que l'on peut faire ce métier par besoin narcissique, et le faire très bien, mais ce n'est pas mon cas.

Le Nouvel Observateur : En a-t-il toujours été ainsi ?
Nathalie Baye : Les acteurs sont forcément tributaires des propositions qui leur sont faites. Avancer dans la vie présente au moins un avantage : à force de désirer des choses différentes, elles finissent par arriver. Pouvoir disparaître derrière un personnage est quelque chose de génial, et en plus c'est ce qu'il y a de moins encombrant pour le quotidien. Il m'a fallu plus de vingt-cinq ans pour arriver à voir un film sans fatalement me voir, moi. Je me souviens que, sur la Nuit américaine, j'étais allée voir les rushs et je me disais que c'était épouvantable, que j'étais immonde, que Truffaut n'osait pas me dire qu'il avait eu tort de me prendre. On s'habitue peu à peu, on apprend à s'accepter, voire à s'aimer, puis, enfin, à s'oublier. Il faut surtout ne pas essayer de se plaire, mais comme à tout le monde il m'est arrivé dans des films de vouloir être jolie, séduisante, de me tenir à l'affût de tout cela. Beaucoup de temps est nécessaire pour connaître cette espèce de vertige de l'oubli de soi par le jeu et pour le jeu.

Le Nouvel Observateur : Vous semblez tout aimer de votre métier d'actrice...
Nathalie Baye : Parce que tout est nécessaire. Même ces moments d'attente, dont tout le monde parle comme devant être épouvantables. Ils sont comme un sas, même si parfois on nous parque dans des endroits invraisemblables. Tout cela fait partie du jeu. La preuve en est que les acteurs, qui par nature sont souvent très impatients, ne se plaignent pas de ces moments d'attente. Ça fait partie de ma vie, de mon équilibre. Je l'ai toujours senti, sans en être forcément consciente, et j'aime ça de plus en plus. Les rencontres avec les personnages, avec les metteurs en scène, avec les univers... Non, la seule chose qui soit terrible dans ce métier, c'est de ne pas travailler. Je connais des acteurs qui ont du mal, qui sont de très bons acteurs, je vois leurs doutes, j'en connais qui n'ont pas pu traverser ces périodes et qui ont arrêté. Tout le reste, le vide, le risque, tout ce qu'on peut raconter, c'est du pipeau.

Le Nouvel Observateur : Vous est-il arrivé de redouter qu'on ne vous propose pas de rôles intéressants ?
Nathalie Baye : Je ne l'ai pas redouté, ça m'est arrivé. Quand j'ai commencé, j'ai très vite compris que je ne travaillerai pas qu'avec Truffaut ou Pialat, mais dans l'ensemble j'ai eu la chance de toujours rencontrer des gens intéressants et cette chance m'en a offert une autre, celle de refuser des films sans intérêt, que j'aurais pu faire pour l'argent : je me suis dit que si j'entrais dans cette logique, j'allais perdre le goût. Et puis j'aime aussi l'incertitude de mon métier. À une certaine époque, celle de la Provinciale, d'Une semaine de vacances, J'ai épousé une ombre, je me suis sentie un peu enfermée dans un personnage rassurant, quotidien, qui suscitait une identification immédiate, assez facile. Cela a continué un moment, et puis il y a eu Un week-end sur deux, de Nicole Garcia, et ce personnage plus difficile à cerner, plus dangereux. Sauve qui peut (la vie) a beaucoup compté aussi, c'était un personnage de liberté. Ensuite, j'ai eu des propositions très différentes. Et puis arrive le moment où on s'en fout et où on lâche les amarres.

Le Nouvel Observateur : On lâche les amarres ?
Nathalie Baye : On est toujours plus ou moins enfermé dans un personnage, mais à force de rencontres, d'univers différents, on en vient à accepter l'idée de ne pas plaire. Dans les Sentiments, le film de Noémie Lvovsky, j'étais une femme délaissée, trompée, qui picole : pour jouer ça, il faut accepter de ne plus contrôler son image dans le jeu, ne pas essayer de prouver quoi que ce soit, il faut lâcher les amarres. Et, aujourd'hui, je n'ai qu'un rêve : que ça continue.