Article paru dans L'ÉVÉNEMENT DU JEUDI n°431, le 4 février 1993


NATHALIE BAYE.
ELLE EST AU THÉÂTRE ET AU CINÉMA...

Propos recueillis par Isabelle Girard.

Elle est sur scène une héroïne de Marivaux et, dans le premier film de François Margolin, « Mensonge», une jeune femme qui découvre brutalement sa séropositivité. Un double rôle pour la douce et sage Nathalie Baye, qui nous confie : « Malgré mon image, je suis excessive et déraisonnable. »

L'événementdu jeudi : Dans les Fausses Confidences de Marivaux, vous jouez le rôle d'Araminte, une femme piégée par un Dorante fou d'amour pour elle. Dans Mensonge, le film de François Margolin, vous interprétez le rôle d'Emma, autre femme piégée, par la maladie (elle apprend qu'elle est séropositive) et par son mari, dont elle découvre l'homosexualité. Ces deux rôles ont-ils pour vous quelque chose en commun ?
Nathalie Baye : Oui, dans la mesure où il est chaque fois question d'amour et de mensonges. Non, en ce que les conséquences de cet amour et de ces mensonges sont diamétralement opposées. L'un engendre la révolte, le désespoir, la mort, et la mort de l'amour. L'autre est source de vie. L'un commence dans la confiance pour s'achever dans la défiance. L'autre suit le schéma inverse. L'héroïne de Margolin a connu l'amour et terminera sa vie dans la désillusion de cet amour. Quand elle apprend qu'elle est séropositive, elle comprend peu à peu avec effarement que seul son mari a pu lui repasser la maladie. Elle mène son enquête et découvre la réalité. La scène finale est poignante parce que tous les deux décident de "continuer", comme pour rester fidèles à ce qui fut la seule vérité de leur vie : leur amour d'antan. Araminte, à l'inverse, bien qu'elle ignorât que l'amour pût exister, va finalement le rencontrer, à son insu, grâce au mensonge, dont la pratique est ici haussée au rang d'art. Les deux rôles se ressemblent car ces deux femmes, très libérées, sont le contraire de coquettes. Les deux œuvres se rejoignent aussi en ce qu'on pourrait en tirer la même conclusion, en l'occurrence celle de Louis Jouvet à propos des Fausses Confidences : « L'hypocrisie pure, le mensonge pur, c'est toujours de la pureté. »

L'événementdu jeudi : Est-ce pour cette raison que vous avez fait d'Emma une véritable héroïne de tragédie antique, qui accepte son destin par-delà le désespoir pour mieux le transcender ?
Nathalie Baye : J'ai joué ce rôle en colère – pour des raisons qui n'ont absolument rien à voir avec le film. Grâce à cette colère, je ne suis pas tombée dans la sensiblerie qui aurait été, sur un tel sujet, parfaitement intolérable. Emma est une héroïne de tragédie en ce qu'elle transcende sa colère monstrueuse et son insupportable désespoir. Pour moi, cette femme "assure" même dans la détresse. C'est comme ça que je la vois. C'est comme ça que j'ai essayé de jouer le rôle.

L'événementdu jeudi : Pourquoi François Margolin vous a-t-il choisie ?
Nathalie Baye : Je ne me pose jamais ce genre de question. Ou bien vous êtes choisie pour de mauvaises raisons, et je ne veux surtout pas les entendre. Ou bien, au contraire, c'est pour d'excellentes raisons, et je ne veux pas davantage les connaître. Recevoir des compliments me met mal à l'aise. Je suis trop orgueilleuse et trop pudique à la fois pour les accepter ! Cela me gêne. En revanche, je peux, si vous le souhaitez, vous expliquer pourquoi j'ai accepté le rôle... D'abord, parce que le scénario, à la fois sobre, tragique et actuel, m'a bouleversée. Ensuite, parce que Margolin, malgré le sujet, n'a pas été tenté de faire du cinéma-reportage. Enfin, parce que j'avais beaucoup aimé son premier court métrage, Elle et lui, avec Hélène Lapiower, qui interprète ici le rôle de la jeune fille au pair. Et puis, vous savez, je suis une instinctive. Je ne me prends jamais la tête. Je n'aime pas me forcer. J'ai aimé le rôle d'Emma, une vraie fille de notre époque, très solide et qui se débat comme elle peut avec la seule ambition de survivre.

L'événementdu jeudi : Une sorte de mère Courage. Est-ce que cela vous plaît d'incarner si souvent des histoires de femmes aux prises avec les problèmes de notre société ?
Nathalie Baye : II n'y a aucune volonté de ma part d'incarner les problèmes de société. Je ne suis pas une militante. Je passe mon temps à lutter contre la surinformation. Non, je crois que j'appartiens à cette catégorie de comédiennes auxquelles le public s'identifie parfaitement. On pense donc à moi quand il s'agit d'incarner une femme de tous les jours.

L'événementdu jeudi : Vous n'êtes pas une star, à la manière d'une Catherine Deneuve ou d'une Meryl Streep. Vous n'en avez ni le physique ni le comportement. Aimeriez-vous accéder à ce niveau de notoriété ?
Nathalie Baye : Dans le fond, je suis assez d'accord avec vous ! C'est vrai que je ressemble à la fille de la porte à côté et que j'ai décidé qu'il n'y avait pas que le cinéma dans la vie ! Cela dit, je voudrais tout de même souligner, au cas où vous l'auriez oublié, que j'ai tourné avec les plus grands comédiens : Gérard Depardieu dans Le retour de Martin Guerre, Alain Delon dans Notre histoire, et sous la direction des plus grands metteurs en scène, de François Truffaut, qui m'a donné ma chance dans La nuit américaine et La chambre verte, à Bertrand Tavernier en passant par Jean-Luc Godard pour Sauve qui peut... C'est juste une petite mise au point ! Curieusement, on retient le côté banal de ma personne. Quant à la question, permettez-moi de la trouver démodée. Le mot star ne signifie plus rien. Les stars existaient à l'époque où les studios américains les fabriquaient. Elles étaient alors sublimées, protégées, embellies, trafiquées. On leur refaisait tout, la dentition, la coiffure, la garde-robe. On leur apprenait tout : marcher, parler, se conduire dans le monde. On surveillait tout : leur poids, leurs déclarations, leurs amours. Quel boulot ! Moi, je n'ai pas envie de m'interroger en permanence pour savoir s'il faut ou non aller à telle soirée, s'il faut ou non porter des lunettes noires, s'il faut ou non accepter les interviews ! Ma notoriété (qui est ce qu'elle est) me permet encore de choisir mes rôles. C'est ce qui m'importe. Et puis, je suis bien trop passionnée par la vie pour me préoccuper de cette question d'image. Si quelqu'un me cornaquait, peut-être me prêterais-je au jeu ? Je n'ai pas l'énergie d'entretenir mon image de star.

L'événementdu jeudi : Mais Isabelle Adjani, par exemple, ne s'en préoccupe pas beaucoup ! Elle fait le minimum...
Nathalie Baye : C'est vrai, elle se protège beaucoup. Elle est très absente. Elle a le talent de sublimer son image. Mais, derrière tout cela, il y a un travail. Quelque chose de très maîtrisé. Disons que je n'ai pas ce talent-là.

L'événementdu jeudi : N'avez-vous jamais eu envie de vous débarrasser de cette image de gentille cousine de province qui vous colle à la peau ?
Nathalie Baye : J'ai l'air lisse, sage, raisonnable, mais c'est une apparence. Mes rôles sont le contraire de l'image que vous vous faites de moi : je n'ai jamais joué des histoires de greluches conventionnelles. Dans La balance de Bob Swaim, je suis une pute. Dans J'ai épousé une ombre, je suis une femme enceinte qui prend la place d'une autre, disparue dans un accident de train. Dans Un week-end sur deux, je suis une mère aux prises avec les problèmes d'un divorce, qui organise une fugue en Espagne avec ses enfants. Si vous trouvez que ça ressemble à une attitude de cousine de province... Finalement, dans mes rôles (et j'ajoute : comme dans la vie), je suis excessive et déraisonnable. Comme je ne fais jamais de tapage, on croit que je ne suis qu'une brave fille bien paisible.

L'événementdu jeudi : L'Emma du film de François Margolin apprend un jour qu'elle est séropositive. Avez-vous cherché à en savoir davantage sur le sujet ?
Nathalie Baye : Je n'ai pas envie de parler du sida. Je ne suis pas qualifiée pour le faire et, surtout, je ne voudrais pas que le sida se banalise parce qu'on en parlerait trop et mal. Le film de Margolin me paraît éviter cet écueil. Pour la première fois au cinéma, le sida entre dans une famille on ne peut plus normale. Voilà un couple marié depuis dix ans, avec enfant adorable, fric, boulot passionnant... Et puis, soudain, vlan, les voilà emportés dans le cauchemar ! C'est la force du film. Pour ma part, je préfère parler du mensonge. Charles trompe sa femme. Elle se souvient vaguement qu'autrefois il avait fait l'andouille, mais que ça lui avait passé ! Elle croit que c'est fini. Quand son mari est en reportage, elle aime "allumer", comme ça, pour s'amuser, mais, comme elle dit, elle « ne couche pas ». Chacun préserve son équilibre. Si c'était ça le bonheur ? Certaines vérités peuvent faire du bien. D'autres, du mal. Tout se dire peut nuire. Il y a des tas de manières de dire la vérité et de mentir. L'important est d'éviter la lâcheté et la trahison.

L'événementdu jeudi : La dernière fois que vous êtes montée sur les planches, c'était en 1986 pour jouer Adriana Monti de Natalia Ginzburg. Avez-vous perdu l'habitude de jouer au théâtre ?
Nathalie Baye : Le théâtre, c'est comme le vélo. On n'oublie pas. J'ai une formation classique. J'ai fait le Conservatoire. Je suis ravie de jouer ce texte tout à fait réjouissant, au demeurant difficile à apprendre, avec tous ses rebondissements.

L'événementdu jeudi : Avec qui aimeriez-vous jouer ?
Nathalie Baye : Avec des femmes, Isabelle Huppert, Isabelle Adjani... Je trouve qu'on n'utilise pas assez les femmes entre elles. Et puis il y a Depardieu, encore et toujours, Hippolyte Girardot et, bien sûr, Robert DeNiro.

L'événementdu jeudi : Le cinéma français est en crise. Quelles explications en donnez-vous ?
Nathalie Baye : Il n'est pas le seul. Le cinéma américain l'est aussi. Si vous n'êtes pas Spielberg, si vous ne travaillez pas avec les studios, si vous n'avez pas un casting d'enfer, vous pouvez aller vous rhabiller. Cela dit, je trouve que les réalisateurs français auraient intérêt à soigner leurs histoires, en prenant le temps d'écrire et de récrire les scénarios. Les américains, sur ce point, sont infiniment plus rigoureux ! Que voulez-vous, le metteur en scène français veut tout faire : écrire et réaliser. Il se veut auteur, avec un grand A ! C'est ridicule ! On oublie que Minnelli ou Cukor se contentaient d'être réalisateurs, laissant le scénario à des équipes de professionnels. Je viens de terminer un film aux États-Unis. Le scénario que l'on m'a donné à lire était la seizième mouture du projet initial !

L'événementdu jeudi : Avez-vous, comme on dit, la tentation de passer de l'autre côté de la caméra ?
NNathalie Baye : Pas du tout. Ni film, ni disque, ni bouquin. Je suis comédienne, et ça me va comme ça. Et puis j'aurais peur que plus personne ne veuille m'engager par crainte que je ne passe mon temps à vouloir donner mon avis de pro sur les prises de vues. On m'a appris à me concentrer sur une seule chose.

L'événementdu jeudi : À 15 ans, vous étiez danseuse. Comment êtes-vous devenue comédienne ?
Nathalie Baye : C'est une longue histoire. Je peux dire que j'ai connu la dèche. À 15 ans, je dansais huit heures par jour chez une Russe qui m'a appris la rigueur. À 17 ans, je suis partie pour New York comme danseuse et jeune fille au pair. De retour en France, ce fut la catastrophe : pas de boulot et pas d'argent. J'ai connu les tournées en autocar, les publics disparates composés de trois pelés et un tondu, les hôtels de province. Un jour de grand cafard, je suis allée avec une copine voir comment ça se passait au cours Simon. J'y suis entrée, continuant à faire ces tournées pour payer mes cours, jusqu'au jour où Simon m'a dit : « Tu es faite pour ça. Ne paie pas tes cours. Mais mets la gomme. » Je suis entrée au Conservatoire... et voilà.

L'événementdu jeudi : Votre famille vous a-t-elle encouragée ?
Nathalie Baye : Chez moi, c'était la bohème. Une famille fantasque, douloureusement éclatée, avec des parents artistes qui se sont séparés. L'argent allait et venait. Parfois, on n'avait pas de quoi se payer à manger. D'autres jours, c'était l'opulence. J'ai appris à ne pas vivre au-dessus de mes moyens pour garder toute liberté de manœuvre, et avant tout la liberté de choisir mes rôles. Quelle horreur d'être obligée d'accepter n'importe quoi pour soutenir un train de vie !

L'événementdu jeudi : Jouer à la télévision, par exemple ?
Nathalie Baye : Je trouve qu'il faut résister aux sirènes du petit écran. Avec la télé, vous entrez gratuitement chez les gens. Comment voulez-vous qu'ils viennent vous voir ensuite au cinéma ?